« Ouïe », duo de clown avec Ludor Citrik et Le Pollu
Cédric Paga, alias Ludor Citrik, je l'avais - enfin - rencontré pour le première fois en avril 2017 à l'occasion de la représentation de l'un de ses solos : « Rance Gression », programmé au festival « La grande côte en solitaire » à Lyon. Ce fut un choc. Ludor Citrik m'a interpellé par sa présence scénique rare alternant tendresse et violence, proximité et distance...
Cédric Paga est aussi un « chercheur ». Il avait participé en juin 2017 au colloque « Clownstorming, de l’ambivalence clownesque dans les cultures et pratiques contemporaines », événement organisé par l’Université de Lorraine à Nancy et que l’association « La Grande Famille des Clowns » avait relayé. Cédric Paga était intervenu sur un sujet qui m'avait semblé un peu mystérieux à la première lecture : « La troisième couleur du clown »...
Camille Perrin, je ne l'avais encore jamais rencontré. J'avais vu de belles photos de lui réalisées par Yves Quemener pour l'exposition « Chaque jour est une vie » à Nancy en septembre 2016. Je percevais déjà sa présence, comme une sorte d'aura ainsi que la vulnérabilité qui transparaît à travers son corps imposant.
C'est au Off du festival d'Avignon en juillet 2018, que j'ai assisté à une représentation de « Ouïe » avec Ludor Citrik et Le Pollu. Je me demandais avec beaucoup de curiosité comment pourraient s'accorder (et se désaccorder !) ces deux clowns et bêtes de scène !
Avoir vu jouer Ludor Citrik et Le Pollu donne corps au mot jubilation. C'est avec gourmandise que j'ai goûté à leur jeu et que je me suis laissé entraîné par leur duo. Entre eux ça se frotte, il y a de la tendresse et de la rudesse. L'énergie de la complicité est là et se perçoit sur la scène. Ils nous font vivre des histoires de chair et de sang comme peuvent nous en offrir les clowns.
Cédric Paga et Camille Perrin ont accepté cette interview pour lagrandefamilledesclowns.art entre deux représentations avignonnaises. Qu'ils en soient ici chaleureusement remerciés ! Voici une belle occasion d'en savoir plus à propos de la genèse de leur duo et de la création de « Ouïe ».
Nous voilà attablés autour d'un verre. Camille est très curieux de savoir qui je suis et d'où me vient cette passion pour les clowns. Cédric arrive. Le temps de renverser malgré moi ma boisson et me voilà en condition pour interviewer ces deux grands clowns !
Jean-Bruno Guglielminotti : « Camille comment vous êtes-vous rencontrés avec Cédric ? »
Camille Perrin : « C'était vers 2004, j'étais musicien, Cédric est venu jouer à Nancy « Je ne suis pas un numéro ». Après, j'ai commencé à m’intéresser au clown, à prendre des stages, et puis on a fait des expériences sur des « one-shots », des choses plus performatives comme un son et lumière de clown. »
J.-B. G. : « Et le thème de « l'ouïe » est arrivé plus tard ? »
Camille P. : « Le thème de l’ouïe en fait c'est arrivé à l'occasion de deux résidences qui m'ont été offertes pour retravailler mon premier solo. J'ai invité Cédric. Je n'avais pas forcément envie qu'il mette le nez dans l'écriture du spectacle. Je voulais improviser. Et du coup, on a joué à plein de jeux et très vite ce thème est venu. La musique : où est-ce qu'elle commence ? Est-ce qu'elle est tout le temps là ? Et aussi dans l'expression des clowns qui font de la musique : qu'est-ce que c'est qu'écouter par exemple ? Moi je sais qu'écouter c'est une question essentielle en musique. Donc c'est apparu dans nos séances d'improvisation. On avait aussi des micros. Les micros posent la question : qu'est ce que c'est que l'amplification ? »
Et après il y a le titre qui est arrivé et qui a été très fort pour nous. On a eu envie de continuer à faire un duo sur le thème du son, de la musique. Mais ça c'était très large. Finalement Cédric a pensé à « Ouïe » qui englobait des possibilités de travail dans plein de directions. Nous avons fait beaucoup d'expériences pendant plus d'un an avant de se mettre à l'écriture du spectacle, pour aussi travailler le duo, expérimenter. »
J.-B. G. : « Comment avez-vous travaillé ensemble ? »
Cédric Paga : « Depuis tout à l'heure j’écoute Camille et j'aurais dit plein de choses différemment... Comment a-t-on travaillé ? On a travaillé d'une façon dont je m'étais dit « je ne travaillerai plus comme ça ! ». En gros, Camille chapeautait la musique et la musicalité et puis moi j'essayais un peu de l'aider avec le clown : à augmenter sa conscience de tout ça, de comment il aborde le plateau... Et ça s'est beaucoup mêlé à la création qui a duré 2 ans et demi. Donc c'est une grosse création. Dans l'économie du spectacle, c'est pas si souvent. Moi j'essaye de prendre du temps à chaque fois. Et donc il y a toujours une phase d’enquête. J'ai commencé à lire des bio-acousticiens, différents types de réflexion sur le silence. C'est toujours pareil quand tu t'intéresses à un thème, tu en vois plein... Il y a eu un gros dossier dans Télérama, il y a eu l'album de Camille qui s'appelle « Ouï ».
En tous cas cette question de l'oreille était complexe parce qu'on voulait questionner la musique. Mais la musique pour des clowns qu'est-ce que c'est ? Est-ce que c'est des chansons ou des musiques qu'ils connaissent, qu'ils refont, est-ce qu'ils créent ?
La musique nous a posé d'énormes questions. À tel point qu'en tout on a eu neuf morceaux alors que finalement à la fin il nous en reste... »
Camille P. : « ...Un et demi ! »
Cédric P. : « Donc ça a pas mal écrémé sur l'idée de la musique. C'est pour ça que maintenant nous préparons ce concert pour mars 2019 à Rennes. Tout ce matériau qui est plus la question d'être en-deçà de la musique : où elle commence ? Comment en jouer (de la musique) mais pas jouer de la musique. Parce qu'on joue de la musique mais est-ce qu'on joue de la musique ? »
Camille P. : (Rires) « La question reste ouverte... »
Cédric P. : « Et assez vite en fait la question du couple d'un point de vue très large, la question d'être ensemble s'est posée... Notre premier secret : on a travaillé beaucoup sur la tendresse. À tel point que quand on a commencé les répétitions avec Paola Rizza, elle nous a dit « c'est bien, mais en fait il n'y a pas de théâtre sans conflit ! ». Ça s'appelle la schismogenèse, où comment le conflit génère des relations. »
Camille P. : « La création par le conflit c'est quelque chose que tu vois dans les couples, dans plein de choses en fait, dans la politique... »
Cédric P. : « Et donc on avait aussi un truc qui commençait à se ressembler, dans les timings, etc... alors qu’il était plutôt question de profiter des particularités de Camille... notamment sa propension au métro de retard comme dans la scène de la porte dont tout le monde nous parle. Il y avait aussi cette grosse question de la langue et de la parole avec laquelle je joue depuis longtemps. Est-ce que Camille allait combler ce manque de langue ou est-ce qu’on allait en profiter pour l’écriture du spectacle ? La question c’est comment faire d’un défaut une qualité. Ça a été une grosse question. »
J.-B. G. : « Vous parlez beaucoup de musique. Pourtant, il y a aussi de la parole, des mots... »
Cédric P. : « Là on te dit comment on est rentré dedans, après justement c'est ça le deuxième pan. C'est le couple et la communication. C'est-à-dire comment on s'entend. C'est quand même un drôle de mot. Ça a l'air d'aller dans les deux sens : « on s'entend ». Et finalement on s'entendra quand il y en a un qui se tait et un qui parle. Et après la question aussi, qui était un peu une question intenable : la question du silence. Jusqu'où on peut la pousser ? Qu'est-ce que c'est que des clowns qui écoutent ? C'est pas très impressionnant, c'est un sens d'imprégnation. Donc on a multiplié les occurrences par rapport à l'écoute. À un moment si tu regardes la pièce, ça parle de ça. Mais finalement on s'est retrouvé en bisbille et le coté plus beckettien entre le silence, le vide et le rien a fini par en pâtir. On a essayé de travailler sur le plateau vide au début, mais il a fini par se remplir. On a voulu travailler sur le silence mais dans notre volubilité c’était difficilement tenable. Peut-être que je ne suis pas assez mature pour faire ça. Jusqu'où tirer le silence finalement ? Si tu regardes la pièce il y plein d'écoute dedans, mais le silence il a pris une sacrée baffe ! »
Camille P. : « Surtout ici à Avignon où on est pressé dans un timing très particulier et où on travaille aussi dans une salle très petite par rapport aux plateaux où on a déjà joué. Donc tout ça fait un espèce de huis-clos avec beaucoup de son en extérieur dans cette ville en ébullition. On essaye d'intégrer tous ces bruits dans notre écriture de spectacle pour le rendre vivant. »
Cédric P. : « Et en fait on a travaillé à l'envers. C'est pour ça que je disais que je ne voudrais plus travailler comme ça. Finalement on a fait des tonnes de matériaux, qui n'avaient ni queue, ni tête... On a fait une sorte de rhapsodie... Bref, des tonnes de matériaux ! Et en fait on ne savait pas ce que l'on foutait là ! Il y avait plein de premières questions auxquelles on n'avait pas répondu et auxquelles on a répondu tard. C'est ça travailler à l'envers pour moi. C'est un peu travailler par défaut. On fait des impros, on garde les matériaux qui nous intéressent et puis après il y a un système de tissage, de raccommodage. Mais justement je ne voulais plus faire ça. Mais je l'ai fait ! »
Camille P. : (Rires)
J.-B. G. : « Vous êtes tous les deux des clowns avec une forte présence comment ça se passe la place de chacun dans le duo, la conception du duo, le partage du plateau à deux ? »
Cédric P. : « En fait la petite histoire, c'est que lors de la première résidence que l'on a faite, alors qu'on était en train de chahuter, le gars de la salle nous a dit : « vous faites une sortie de résidence vendredi ? » Et on a dit « ben je sais pas, on n'est pas là pour ça... » Et puis on a dit « ben... d'accord ! ». Et on a commencé à faire... Et puis on s'amuse bien, on était beaucoup plus « créatures », on n'était pas du tout en costard, on était mi-femme, mi-homme, on a un truc beaucoup de la « peau ». Et on s'est dit « allez, on fait un duo, c'est chouette on s'amuse bien ! ». Et puis aussi ça fait plaisir d'être avec un « gros moteur » ! Il faut que je te le dise : Camille est un « gros moteur » ! D'ailleurs une part de son boulot c'est aussi cette énergie : d'en donner moins car c'est tellement puissant, tu vois ici, le premier jour des fois ça joue un peu fort. Donc tout ce travail de potentiel que l'on a et l'énergie de pouvoir en jouer et de le mettre en dessous, c'était un peu ça aussi l'idée. C'était de profiter un peu de son côté « bête de scène ». (S'adressant à Camille) « Ça te va « bête de scène » ? »
Camille P. : « Je ne sais pas, oui, oui... Je te retourne le compliment (Rires). Ben non, c'est impressionnant de jouer avec lui déjà ! (Rires) Voilà, c'est aussi trouver sa place, et Cédric m'a beaucoup aidé pour plein de choses en fait ! Et après on a beaucoup travaillé sur la différence. Comme il l'évoquait un peu aussi tout à l'heure, parce que finalement aussi la parole, le statut de la parole, le mot c'est aussi quelque chose que j'ai chassé pour pouvoir trouver le « bon » mot. Dans notre duo on reste dans quelque chose d'assez traditionnel avec un clown qui est un peu plus blanc et l'autre un peu plus rouge. Le blanc qui a plus le savoir et le rouge qui est plus idiot... En cultivant la différence des personnages, on leur trouve plus d'épaisseur. Après on a beaucoup travaillé sur l'écoute, sur vraiment entendre, regarder, être là. C'est un spectacle de clown, mais « l'ouverture » du quatrième mur n'est pas gagnée d'avance. À chaque fois que l'on va au public c'est une nouvelle rencontre, on se demande qui sont ces gens-là, qu'est-ce qu'ils font là ? On est aussi beaucoup l'un avec l'autre, l'un contre l'autre, on cherche une relation forte entre nous. Après on ouvre cette relation pour redonner au public, mais quelque part on est pris dans un huis clos dont les spectateurs sont les témoins, comme au théâtre. »
Cédric P. : « À chaque création de toute façon, pour moi c'est questionner ce que c’est le rôle du regardant. Pour tous les spectacles que j'ai fait j'arrive toujours à cette question. Qui sont les gens qui sont là ? Parce que dans ce métier il y a un truc qui s'appelle le « regard public » comme si c'était entendu. Mais le « public » je ne sais pas ce que c'est en fait... Est-ce que c'est des gens qui ont payé et qu'on doit divertir ? Il y a un truc très fort dans ce métier : c'est la figure prostitutionnelle... Moi j'ai rien contre. Prostitué ça veut dire se mettre devant le client, donc proposer : est-ce qu'il est content ? Est-ce qu'il adhère ? Jusqu'où le clown est là pour faire plaisir au public ? Cette place au confluent des regards est de toute façon politique. Et en même temps je ne crois pas pouvoir faire l'impasse de ça. Je ne me vois pas faire un spectacle qui n'aurait pas quelque chose de politique. Même si ce n'est pas du tout quelque chose que je veux mettre en avant. Je ne veux pas faire de didactisme. Il y a toujours aussi dans le spectacle une réflexion entre « est-ce que les gens vont réfléchir pendant ou après ? Quel temps on leur laisse ? » Voilà, sur ces questions, sur le « vivre ensemble », sur le pacte social, sur la mise à l’écart : Pollu dans la pièce par exemple, est électro sensible... Dans « Ouïe » qui est une sorte de dystopie, le public a délaissé les théâtres et les clowns se retrouvent au ban et se réfugient dans les seuls lieux qu’ils connaissent bien : les lieux de représentation. De là ils entendent le vacarme du monde et se posent des questions sur son évolution. C'était un peu notre idée d'être protégés. Ils cherchent protection, ils sont « has been » et clochardisants... Ils n’ont que le choix de se mettre à l'écart (sourire)... »
Camille P. : ( Rires)
J.-B. G. : « Est-ce que vous vous qualifiez tous les deux de « clowns bouffons » ? Pour Cédric c'est ce qui est mis en avant quand on te présente. Il me semble que pour toi aussi Camille c'est le cas ? »
Camille P. : « Non, pour moi c'est encore une question qui m'excite énormément, mais non je ne me qualifierais pas comme ça. C'est en gestation... »
Cédric P. : « Parce que « clown bouffon » c'est un peu compliqué, voire oxymorique. Mais disons qu'il faut s'étiqueter. C'est-à-dire qu'il y a une injonction à la « case » dans ce métier. C'est pour ça que je monte aussi au créneau de la théorisation, parce que j'ai toujours eu des gens qui m'ont dit « le clown c'est pas ça »... »
Camille P. : « On y a encore eu droit ! »
Cédric P. : « Oui, une universitaire qu'on n'a pas vu et avec qui je serais ravi d'en discuter, qui disait « ça n'en est pas ». »
Camille P. : « On ne fait pas honneur ! » (Rires)
Cédric P. : « Tout ça est une farce en fait ! C'est que le masque s'est spécialisé avec des définitions, c'est-à-dire avec des gens qui sont garants de ce qui en est et de qu'est-ce qui n'en est pas. C'est une grosse question du métier. Dans l'article qui va bientôt sortir j'essaye de décrypter ça... »
J.-B. G. : « Tu parles de l'article qui retracera ton intervention au colloque « Clownstorming » à Nancy ? »
Cédric P. : « Oui. Moi, j'avais une espèce d'intuition de bouffon, mais je ne savais pas trop ce que c'était et en même temps je me cognais à ça. Après j'ai mené une enquête autour du bouffon pendant quatre ans. À le travailler spécifiquement, j'ai commencé à bien comprendre que c'était des masques antithétiques. J'adore les oxymores. J'adore travailler avec des contraires. Pour moi « clown bouffon » c'est un oxymore. C'est intenable ensemble donc ça me plaît beaucoup. Après c'est le fait de grincer, d'échapper au stéréotype du clown,... Assez vite on m'a demandé de me nommer alors j'ai dit « clown bouffon ». Pour moi ce sont des questions de masque et de créature. »
J.-B. G. : « Est-ce que ce sont aussi des états différents qui peuvent coexister ? Comment ça se passe ? »
Cédric P. : « Ça c'est encore autre chose. Du point de vue de l'acteur, l'oxymore c'est un travail. Moi je travaille beaucoup sur l'attirance-répulsion. Je pense que Camille a aussi un truc à voir avec ça. C'est-à-dire à la fois « on vous aime bien » et puis à la fois « restez là où vous êtes ». Dans les états on travaille beaucoup violence-tendresse, on n'arrête pas de mélanger... »
Camille P. : (À Cédric) « Après, ta définition rapide du clown et du bouffon est super claire... »
Cédric P. : « En théorisation grossière on rit du clown et le bouffon rit de nous. Le clown est amoral, c’est-à-dire qu’il découvre la moralité sur l’instant. Alors que le bouffon connaît très bien les enjeux sociaux. Il peut pencher allègrement vers l’immoralisme mais aussi vers l’immoralisme éthique : c’est-à-dire qu’il fait des actions immorales comme les fols en Christ qui commettaient des blasphèmes pour dynamiser la foi. « Éthique » c'est beaucoup plus dynamique que « moral ». « Moral » fait référence à des choses qui sont un peu figées, tandis que là c'est un questionnement sur la brèche. Le clown, lui par exemple, désaliéné de la question morale, est un expérimentateur de ce qui se fait ou ne se fait pas. Cela se complique avec cette idée de clown blanc qui a été incorporé par le public et aussi par l’auguste. Le clown a mangé son blanc et a développé une hypertrophie du surmoi (c’est d'ailleurs une instance très opérante et « empêchante » parmi les stagiaires). Donc le blanc a disparu et s’est dissipé dans la société de contrôle. Le bouffon, lui était un serviteur dans la tradition des zanis (les zanis sont les serviteurs au théâtre). Le bouffon a choisi de se mettre au service des têtes couronnées. Mais les cartes ont été mélangées et le bouffon a aussi accédé au pouvoir. C’est là sa modernité. D’un point de vue du travail d’acteur, le bouffon se régale de l’ambivalence dans un jeu perpétuel de masque. Il fait croire quelque chose et quelque temps après son contraire. C’est un stratège et un tacticien de terrain. Et historiquement c'est aussi un acteur de survie, c'est quelqu’un, s'il perd des soutiens, ça peut très mal se passer pour lui… »
J.-B. G. : « Il risque sa vie ? »
Cédric P. : « Oui ! Alors que le clown il risque sa joie : il peut toujours retourner dans les champs et aller courir, quoi ! Le clown risque aussi possiblement d'être insupportable... Parce que ce sont des masques qui jouent fort, qui jouent gros, et c'est toujours délicat entre le trop et le pas assez. »
J.-B. G. : « Quand tu parles du clown habituellement tu parles de débordement, de vitalité de jubilation, de choses de l'ordre de l'extrême... »
Cédric P. : « Je ne pense pas que ce soit par quelque chose de la voie du milieu, même si ça la renforce. D'emblée le clown ça me passionne parce que je me dis que c'est pour la créature un endroit pour explorer tous les extrêmes et la monstruosité : les états de corps et les états émotionnels auxquels même les acteurs n'ont pas droit. Je rencontre des acteurs classiques à qui on a dit « non, fais-en moins ! » alors que là on peut en faire plus, on peut jouer avec tout le théâtre, avec le mauvais acteur, et on peut pousser les choses ! Pour moi c'est donc d'abord une question énergétique de débordement, oui. Une fois que l'on a ouvert énergétiquement et corporellement toute cette masse énergétique... après on ne se connaît pas. C'est pour ça que ce n'est pas « mon clown », c'est différent de moi-même parce que c'est quelque chose qui me dépasse énergétiquement. Dans mon travail en tous cas c'est comme ça que je le conçois. Et c'est ça qui m'a plu d'emblée. Je me suis dit « Wouah ! Je vais pouvoir explorer des trucs que jamais j'aurais su quoi en faire dans ma vie » ! »
J.-B. G. : « Tu parles parfois de dé-connaître et tu cites des êtres qui peuvent dé-connaître : l'enfant, le fou et l'animal... »
Cédric P. : « Ça, c'est un peu les piliers du travail pour moi. J'ai beaucoup travaillé autour de ce trépied. Maintenant je travaille un peu différemment, mais elles reviennent encore ces notions-là. Oui, l'animalité, c'est-à-dire le « corps pulsionnel », le « corps économique » et aussi le « corps bestial». Cela ne fait pas si longtemps que l’hominidé parle et son langage est avant tout corporel, animal. Donc il s'agit d’apprendre à travailler sans le néo-cortex. Et la folie, la déraison, l'oxymorosophie c'est de travailler l'intelligence de la connerie, la sagesse de la folie... Pouvoir aussi gonfler au-delà d'un cerveau hypothético-déductif que l'on nous a énormément développé à l'école, l'autre hémisphère qui fait des connexions improbables. Cela fait penser aussi à l'intelligence, la possibilité de ramener des choses qui n'ont rien à voir et de les frotter ensemble et à l'enfant ou le livre ouvert, cet âge de l’expression avant les processus d’impression, de répression et de refoulement, ce moment où on laisse le corps là où il a envie d’être, là où il a envie d’aller. Enfin le bébé et sa dramaturgie restreinte : attention, intention, tentation, accomplissement et résonance. Et sur les étapes du développement du bébé qui récupère finalement la phylogénie et qui visite l’arbre de Darwin dans son développement. On voit très bien que le bébé c'est d'abord un serpent, un mouvement ondulatoire de la colonne vertébrale qui va emplir sa bouche, puis il va passer par un poisson, par un batracien, par un reptile, par un mammifère et puis un jour il va devenir un bipède. Avant la bipédie il y a un parcours de dingue, qui est énorme, parce qu'il va aussi composer notre vie. On va avoir des rapports énergétiques au monde et corporels de ces quatre premières années que l'on va retrouver toute notre vie. Ça a été un peu une révolution dans mon boulot. Et ça je le fais travailler toujours en stage aussi, de revenir, de dé-connaître... Ça a plusieurs avantages. Disons que le cerveau marche de deux façons : il marche en analytique et en analogique. Quand on découvre une chose et que l'on est en « cognitif ». La première fois que je vois ça, quand je suis enfant je vais jouer avec... et après bon ça va, j'ai déjà vu ça, je sais ce qu'il y a dedans (Cédric fait mine de passer à autre chose). C'est beaucoup moins fatiguant pour le cerveau : je peux ouvrir mon porte-monnaie sans regarder, je peux te parler en regardant ailleurs... Alors que si je suis en « cognitif » et bien je vais être avec tout ce que je fais, le goûter (Cédric observe plus intensément) : je vais essayer de comprendre comment ça marche. Il s'agit donc de revenir à cette possibilité de découvrir. C'est un outil merveilleux pour le clown parce que ça active les forces d'émerveillement puisqu'on n'est plus là à comparer les choses que l'on vit à l'aune de son expérience en disant « j'ai déjà vécu des choses plus fortes »... C'est ce fameux coucher de soleil que tu vois et qu'on te dit « non, mais moi j'ai déjà vu plus joli ! ». Et là « non, tu n'en as pas vu de plus joli puisque tu n'as pas de passé, tu as juste ce coucher de soleil pour toi ! ». Donc ce sont les forces d'émerveillement. Aimer plus que comprendre. Ça c'est une grosse résistance aussi pour moi. Je sens une résistance politique à ce niveau-là. »
J.-B. G. : « Pour l'un et pour l'autre, quelle est la place du rire ? Le clown fait-il rire ? Aurait-il le devoir de faire rire ? Est-ce un stéréotype ? »
Cédric P. : « Le rire fait partie du stéréotype « rire, cirque enfant » propre au clown. Moi j'imagine le clown comme une tragédie, c'est-à-dire, toujours dans l'oxymore : condamné à être drôle ! C'est très tragique. Et la tragi-comédie ça m'intéresse. Après les qualités de rire... Je ne sais pas ce que c'est le rire. J'ai fait un gros chapitre là-dessus dans un livre que j’écris. Parce que j’entends des rires qui des fois sont bloqués... Qu'est-ce qui fait rire ? Je ne sais pas, ça n'a jamais été ma première question, sinon que pour moi j'aime rire. Et puis je fais des trucs que je trouve drôle, après je me dis peut-être les gens vont trouver ça drôle ou pas... »
Camille P. : « Moi je dirais que ce qui m'a vraiment interpellé au plus profond de moi quand j'ai commencé à incarner ce nez, c'était que je pouvais aller ailleurs que dans le rire justement. J'avais une envie de faire rire et en même temps quand je me suis senti habité par quelque chose, c'est tout le reste qui m'a intéressé ! C'est-à-dire le sensible, ou la possibilité de faire peur ou de poser question ou d'être autre chose justement. Et ça je ne le savais pas avant de me frotter au clown. Donc, oui, rire c'est super, mais justement j'ai l'impression que le clown peut faire tellement d'autres choses mystérieuses. C'est d'autant plus surprenant que les gens ont cette idée-là du clown et donc viennent pour rire et se trouvent face à quelque chose de débordant, de questionnant ! »
Cédric P. : « Oui, moi c'est ça qui me plaisait beaucoup au début : c'était de prendre cette figure qui est finalement très attendue, très stéréotypée, de prendre ce masque, dont javais l'impression qu'il s'exprimait un peu au même endroit depuis longtemps. Au début je travaillais beaucoup sur la pornographie, la violence. J'avais envie de thèmes politiquement incorrects. Ça me plaisait de prendre ce masque qu'on nous tend pour rire, parce que c'est quoi comme rire ? Qu'est-ce qu'ils font ? Est-ce que c'est drôle ? Je pense qu'il y a des moments vraiment pas drôles... »
Camille P. : « Oui ! » (Rires)
Cédric P. : « Après il y a le drôle et le pas drôle. Il y a plein de « drôle »... »
J.-B. G. : « Camille a évoqué les couleurs blanches et rouges du clown, Cédric, au colloque de Nancy tu avais annoncé une communication autour de la lignée noire du clown que tu n'as pas pu développer jusqu’au bout dans le peu de temps dont tu disposais. Est-ce que cette lignée noire ce serait une lignée qui serait hors du théâtre élisabéthain, hors du cirque, une sorte de lignée dans laquelle tu te reconnaîtrais ? »
Cédric P. : « Je travaille autour de quatre lignées. Ça va être une grosse partie de mon bouquin. Et l'article qui sera publié suite au colloque « Clownstorming » de Nancy va synthétiser ces quatre lignées : blanc, rouge, noir et vert.
La lignée noire c'est une lignée avec laquelle j'avais une intuition d'emblée. C'est ça que j’ai appelé le bouffon. Je ne savais pas du tout. C'est une lignée que j'ai commencé à clairement définir après l’exposition quai Branly intitulée « Les maîtres du désordre » qui expliquait comment toute société favorise l'émergence de figures qui sont là pour questionner le « vivre ensemble », pour exprimer le censuré, le refoulé, le réprimé pour finalement redynamiser les valeurs de la société en créant des contre-valeurs. Je ne peux pas travailler sans cette dimension. Avant je ne savais pas, mais j'avais une forte intuition avec ça. Cette lignée pour moi elle se rapproche du bouffon. Cette lignée noire elle est presque indéfinissable. Ma grande question c'est un peu de regrouper des éléments pour la penser. Et donc après je m'amuse à faire une lignée historique, tu vas voir dans l'article je m'amuse beaucoup avec cette lignée à retrouver les jalons. La prostitution dont je te parlais tout à l'heure, c'est à partir du moment où le clown va rentrer dans l'entertainment. Très tôt c'est ça, c'est déjà ça dans le théâtre élisabéthain : c'est finalement la professionnalisation et le début de l'entertainment avec des auteurs qui « balancent » à l'époque. Après avec la création du cirque, c'est clairement ça. Donc le clown va se retrouver avec des injonctions de productivité : amuser, divertir. Donc pour moi il perd un peu quelque chose par rapport aux possibilités un peu révolutionnaires de la créature. La résistance se déplace un peu : ça devient une résistance par la joie. Il y a aussi que l'on ne sait pas trop comment il marche. Il a encore un truc un peu à part. Finalement il va se faire là-dedans dans les années 70. Là on est arrivé vraiment au bout de l'entertainment. Finalement on y reviendra toujours parce qu'on est dans l’économie de la société du spectacle, parce qu'on a des comptes à rendre à plusieurs instances, à du public... La radicalité est compliquée. Elle m'intéresse mais je ne peux pas faire affaire avec elle. Ça fait longtemps que je veux monter quelque chose, affronter directement la transgression. Je pense que d'ici quelques années je vais le faire. Faire un spectacle interdit au moins de dix-huit ans et mettre les clowns vraiment à des endroits chauds. Je vais finir par y aller. Mais ce n'est pas un truc que je pouvais monter d'emblée, parce que c'est radical. Radical c'est un mot passionnant parce que c'est un mot qui vient de « racine » et c'est là que je vais aller, dans pas si longtemps que ça je pense. »
Camille P. : « Jean-Bruno, tu feras ton gros titre avec ça ! » (Rires)
J.-B. G. : (Rires) « Cédric, tu distingues trois façons de chercher ou de travailler le clown : avec le moi authentique ou l'enfant intérieur (repris parfois par le développement personnel), l'acteur et le joueur. De quoi parles-tu quand tu parles du joueur ? Et quelle est la différence avec l'acteur ? »
Cédric P. : « Moi je rentre dans ce métier avec le joueur. Je peux jouer pendant des heures. J'ai appris à jouer tout seul. L'acteur c'est déjà comprendre qu'est-ce que c'est que le théâtre : l'émission-réception, savoir comment piloter les états,... Moi j'ai appris mon métier d'acteur petit à petit. Au départ, ce que j'aime, c'est jouer. Et donc tu as des acteurs qui ne sont pas du tout joueur et vice-versa. Après, en stage, plus j'ai des gens qui savent jouer, plus j'essaye de mettre le joueur dans la merde. Parce que le jeu d'un point de vue technique, c'est finalement la mobilité que l'on trouve dans la contrainte. Le jeu c'est créer des formes de contraintes pour dedans trouver de la mobilité, trouver de la possibilité de bouger, créer du jeu avec des règles assez strictes. J'ai eu quelques joueurs assez forts en stage, avec qui, au bout d'un moment, j'augmentais les contraintes. C'est comme ça que moi j'ai appris l'acteur, parce qu'à un moment on m'a dit tu bouges plus les pieds, tu parles plus... Là t'es obligé de te mouiller, parce que des fois le joueur est complètement extérieur, c'est ça le problème. L'acteur il mouille l'être. Après la question de la personne et du développement personnel c'est encore une autre question. Tu peux travailler la personne sans l'idée du développement personnel. Disons que c'est une instance qui est assez présente en stage. Il y a des gens qui sont là d'eux à eux, pour eux. Parce que c’est une sorte de miroir aussi le clown. Pourquoi « mon clown » ? C'est aussi un endroit où on peut prendre des risques, on peut être valorisé. Il y a une énorme question du plateau qui est « aimez-moi ». Même parmi les clowns, je vois pleins de spectacles où je me dis c'est ça en fait la question. Et puis c'est un milieu extrêmement affectif. C'est ça que j'essaye de défaire aussi. Le nombre de personnes qui revendiquent « moi je suis clown », c'est énorme ! Moi finalement je ne me suis jamais retrouvé là-dedans. Je le vois autour de moi et ça n'a jamais été une fin en soi. Il y a énormément d'essentialisation là-dessus et de besoin de reconnaissance. Il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus, finalement si tu regardes, il y a énormément de stages proposés ! Mais ils sont où les clowns ? Finalement, sur les stages que j'ai donnés, j'en ai vu peut-être une dizaine émerger un peu nationalement... »
Camille P. : « Ça c'est peut-être aussi un problème de réseau... Il existe encore peu de festivals qui mettent le clown à l'honneur. Pour les clowns, il y a encore peu d'opportunités de jouer. Le clown est toujours considéré comme s'adressant au jeune public... »
Cédric P. : « Je crois que le réseau du clown s'est énormément développé. Assez vite déjà avec mon spectacle « Je ne suis pas un numéro », il y avait une espèce de « quota » de clowns dans l'année : je me retrouvais programmé parce que c'était bien d'avoir un clown dans la programmation. Après ce qui est drôle, c'est que c'est un art mineur, ça reste un stéréotype pour enfant. Même dans le documentaire qui est passé sur Arte en 2016 « Le secret des clowns » : les deux personnes qui présentaient font du clown pour enfant... Il y a autant de clowns que de façons de voir le clown. Donc on ne sait pas trop ce que c'est. Mais ce qui est certain c’est que chaque clown porte en lui une définition par qualité ou par défaut de ce qu’il pourrait être. J’essaye de théoriser sur ces définitions avec cette phrase paradoxale de Jean Rostand : « ne pas ajouter à la démence du réel, la niaiserie d’une explication », cette phrase qui devient avec la pratique « clownatoire »ajouter à la démence du réel la niaiserie d’une implication. Et dans la question de l’écriture on se retrouve vite à dire moins pour dire plus. »
J.-B. G. : « Dire moins pour dire plus... ? »
Cédric P. : « Et bien enlever des mots, parce que finalement quand tu ne parles pas, tu dis bien plus. Des fois quand quelqu'un te dit « je t'aime » par exemple, tu pourrais lui dire « mais ne le dis pas, fais-le, vis-le, donne-le moi » ! Parce que des fois dire c'est ne pas le vivre, étonnamment. C'est une question du théâtre. Au théâtre dire c'est faire. Tu prends les tragédies, ils ne font rien, ils disent. Ils parlent de trucs qui se sont passés mais tu ne vois pas d'action. Tu ne vois pas Hippolyte se faire déchirer par un monstre ; on te raconte. Le dire c'est faire mais c'est aussi finalement ne pas le faire et donc ne pas le vivre. Donc quel mot, quelle économie du mot ? Nous on n'en a pas mal des mots à chaque fois, l'air de rien il y a pas mal de texte. Qu'est-ce qui est nécessaire là-dedans ? Je ne sais pas... »