Clown et cirque
Le clown au cirque ne peut être raconté comme un événement dont la date et le lieu de début s’épinglent avec précision. Étape après étape, tout au long du XVIIIe siècle, cette forme de spectacle évolua en Europe sous l’impulsion de quelques personnes (souvent d’anciens soldats écuyers devenus hommes d’affaires) résolument tournées vers la représentation populaire. Durant cette période, les clowns pas encore nommés ainsi en France, existaient en tant qu’acteurs comiques. Ils étaient d’abord masqués, à l’instar de la Commedia dell’Arte, puis “seulement” maquillés, jouant surtout dans les théâtres de foire. Cependant ils intégrèrent très tôt les cirques au fur et à mesure de leur développement, car ils s’adressaient au même public.
En 1783, Philipp Astley transporta son idée de manège rond et abrité pour exercices équestres et autres attractions, de l’Angleterre à la France, et à 18 pays supplémentaires les vingt années suivantes. Mais à Paris, les tumultes de la révolution obligèrent Astley à louer son Amphithéâtre Anglais situé Faubourg du Temple, à un certain Franconi, qui, suite à toutes sortes d’incidents, déménagea l’affaire plusieurs fois sous le nom de Cirque Olympique. Toutefois l’appellation Circus avait déjà été employée en Angleterre par Charles Dibbin qui inaugura Le Royal Circus à Londres, en 1782. L’écuyer Astley, en rassemblant ce qu’il y avait de plus représentatif dans le divertissement de l’époque, créa non seulement un lieu mais un genre de spectacle distinct et exportable qui rapprochait les classes sociales sans bouleverser les régimes politiques, car on n’y parlait pas ou peu, contrairement au théâtre. Et puis le cheval appartenait au quotidien de tous et ses prouesses étaient aussi bien comprises par l’aristocrate que par le paysan. Parmi les rôles, disciplines, métiers ou attractions que ce cirque abrite, le clown fut tout à son confort, deux siècles durant, de la fin du XVIIIe siècle, à la fin du XXe siècle. C’est d’ailleurs sous la coupole du cirque que l’usage de la dénomination “Clown” se stabilisa pour désigner les personnages dont la fonction principale était d’amuser le public, contrastant avec le sérieux ou la dangerosité d’autres exploits qui provoquaient la peur ou l’admiration. Ces paillasses, pour la plupart cavaliers émérites, divertissaient les spectateurs entre les présentations d’exercices équestres, feignant des chutes et parodiant le dressage, jouant avec des mulets rebelles ou des grands chiens. Mais il existait aussi d'autres sortes de parodistes tels que des Polichinelles danseurs sur corde, alliant l’exploit physique à la comédie … Ils devinrent “ clowns ” vers 1820 parce que le public et la presse empruntèrent peu à peu l’appellation anglaise dans l’Europe entière, reproduisant ce qui était annoncé sur les affiches et programmes. Étymologiquement, entre le XVIe et le XVIIe siècle, le mot “ clown ”, désignait en Angleterre et dans les pays scandinaves ou germaniques, un balourd dénué de bonnes manières, un homme du peuple rural. Ce terme transposé au théâtre dès le XVIe siècle puis colporté dans le monde du cirque, fut de plus en plus attribué à un acrobate adroit, drôle, à forte personnalité et feignant sa maladresse, le distinguant des acteurs dell'Arte dont les rôles obéissaient à des codes plus classiques. Il pouvait se produire aux côtés d’Arlequin dans des pantomimes au plein air, puis dans les salles de spectacles en tous genres parmi lesquelles le cirque qui émergèrent à la fin du XVIIIe siècle.
De celui dont on se moquait (farce médiévale), le clown se métamorphosa en celui qui se moque (humour insolent plus “ révolutionnaire ”). Ce fut une période charnière où des artistes tels que Mazurier pour la France, et Grimaldi pour l’Angleterre, incarnaient ces gracieux personnages et influencèrent le genre clownesque en le rendant illustre sans jamais avoir joué au cirque. Une multitude de premiers clowns “ modernes ” de cirque, hybrides dans un spectacle hybride, ne tarissaient pas d’inventivité. Héritiers spirituels, parfois véritables descendants d’artistes de foire, les clowns de cirque s’apparentaient moins aux bouffons de cour, (même s’ils en empruntaient a posteriori le costume) qu’aux saltimbanques voyageurs. Hormis les clowns écuyers, ils jouaient aussi sur les nouvelles scènes de Vaudevilles, de Music-halls (à Paris, rien que le boulevard du Crime comptait plus d’une centaine de lieux de spectacles jusqu’en 1830).
L’ humour des clowns en constante évolution, s’adaptait aux nouveaux défis imposés par les changements de sociétés … Leur expression corporelle qu’on appellerait aujourd’hui : “ théâtre physique ”, ne connaissait pas la barrière des langues. Un clown italien pouvait faire rire un public anglais, français, espagnol, etc… Ledit public était également nouveau, car de plus en plus urbain, surtout en France et en Angleterre. Tandis que les pays du vieux continent suivirent des chemins politiques différents pour unifier leurs nations, tout au long du XIXe siècle une nouvelle culture démocratique et populaire, autre que le folklore, était en pleine expansion et le clown en reflétait le citoyen naissant. Simultanément ce siècle vit le développement d’un art comique “ à part ” ajusté au cirque. Les interventions de clowns s’adaptaient à la fois au jeu circulaire et aux différentes législations, tantôt avec paroles, tantôt mimées. Il est intéressant de noter que les clowns en France n’avaient pas droit à la parole pendant les périodes de restaurations monarchiques. Quant à Napoléon, du moment que le cirque affichait ses exploits militaires, le clown pouvait bien y faire ce qu’il voulait. Il fallait de toutes façons “ jouer gros ” pour atteindre les spectateurs en haut des gradins qui entouraient la piste … Toutes ces contraintes obligèrent les artistes à explorer un imaginaire de plus en plus abstrait. Vers la fin du XIXe siècle la dérision entra dans le jeu et le clown, tout en se moquant de lui-même, amplifiait son interprétation de la condition humaine. Ce fut la naissance de l’Auguste et de son “ recul comique ” sur des situations de plus en plus compliquées voire même tragiques. Cela correspond aussi aux débuts de l’art de la caricature en dessin, et plus largement au passage du romantisme à l’impressionnisme. Son aspect aussi évolua en cette même période. Le maquillage fut longtemps, et pour beaucoup selon leur pays, l’indication de leur origine ou plus exactement de leur héritage artistique (plus ou moins Pierrot, plus ou moins Arlequin, etc...), et contenait les signes de leur personnage tel un masque tribal. Peut être que Grimaldi en 1780 fut à l’origine du premier maquillage coloré, influencé par les représentations littéraires et graphiques au sujet d’amérindiens, rapportées des colonies anglaises et françaises, et dont les références multiples révèlent qu’ils étaient très à la mode dans les spectacles en Angleterre et en France à la fin du XVIIIe siècle.
Avant 1890 le clown blanc et l’auguste ne se distinguaient pas, il y avait les clowns sauteurs, les clowns musiciens, les clowns poètes, les clowns excentriques, les clowns dresseurs d’oies et de cochons. Après cette date, peu à peu leur maquillage dont les traits dessinés prirent un autre sens, servait beaucoup plus à souligner les personnalités individuelles qu’une appartenance à un groupe. Jusqu’à leur “ séparation ”, tous les clowns étaient soit en justaucorps et collants brodés pour les acrobates, soit en “ sac ”, vêtement ample d’une pièce élaborant des dessins qui représentaient chiens, oies, cochons, ânes ou notes de musiques selon l’art pratiqué. On portait une perruque à trois toupets rouges ou une calotte/cache cheveux blancs, selon qu’on jonglait avec des chapeaux coniques, qu’on jouait de la musique ou qu’on dressait des animaux. Boum-Boum, le clown Medrano est un des premiers clowns à devenir directeur de son propre cirque en rachetant le cirque Fernando de Montmartre. C’était un poète qui allait volontiers au chevet des enfants malades dans les hôpitaux à l’instar et dans la longue tradition des artistes de cirque qui se livraient régulièrement à des spectacles de charité dans les hôpitaux et les orphelinats, en plus de leurs représentations régulières.
Le faux nez arriva vers 1880 peut-être de l’Est et fut emprunté par les clowns musicaux. Après avoir traversé l’Atlantique plusieurs fois dans les deux sens, ce nez finit par n’appartenir qu’à l’Auguste et garda la couleur rouge. Les clowns américains, jouant dans des cirques plus vastes, ont rapidement apprécié cet élément visible de loin. Il en fut des ronds, des carrés, des pointus selon les différents augustes qui chacun créèrent le leur au cours du XXe siècle. Le costume finalement passa de l’uniforme de fonction, à l’illustration vestimentaire d’une condition sociale. L’Auguste de 1890 est en queue de pie, avec des gants blancs et un chapeau haut de forme. Trente ans plus tard ce sera plutôt un clochard. Seul le clown blanc conserve le même aspect, vêtu d’un sac et d’un chapeau conique.
Côté musique, les spectacles étaient accompagnés par un orchestre qui jouait tant bien que mal les airs d’opéra à la mode ou de la musique militaire selon le programme. Cependant et bien souvent dès le début du XIXe siècle, des compositeurs créaient des musiques originales pour le cirque. À en lire la presse d’époque, la qualité du spectacle était tributaire de la qualité des musiciens et dans les meilleurs cirques ils pouvaient se permettre de jouer un répertoire plus élaboré … Et les clowns eux-mêmes inventèrent de nombreux instruments souvent en détournant des objets ménagers pour en faire des instruments classiques. Le marché du travail pour les différents artistes était très vaste en Europe. En 1890, Paris ne comptait pas moins de sept cirques sans parler des chapiteaux en tournée et des autres cirques en pierre à Lyon, Reims, Amiens, Trouville, Chalon, bref toutes les principales villes de province. L’Allemagne et l’Angleterre ainsi que la Russie étaient également pourvues de bâtiments “ en dur ”. L’Italie, bien que férue du genre, programmait les spectacles de cirque dans les parcs et les villas ou encore dans leurs propres arènes romaines, mais aucune construction supplémentaire n’y fut consacrée. Le climat y est sans doute pour quelque chose. Les clowns italiens ne parlaient d’ailleurs pas du tout, mais étaient acrobates et jongleurs jusqu’après la première guerre mondiale … Le XXe siècle fut le temps des grands chapiteaux itinérants … et avec l’industrialisation, le temps du succès auprès d’un public plus ouvrier. Qu’il soit fixe ou ambulant, il y eut toujours un souci de “ modernisme ” au cirque. Différents gadgets et innovations techniques furent rapidement incorporés aux représentations, telle que l’électricité par exemple … Les clowns de cirque évoluaient donc dans un contexte sinon avant-gardiste du moins très en phase avec l’actualité. Le cirque se sentait du côté du monde de la science et de la découverte autant que du monde artistique. Avec le développement du chemin de fer, les possibilités de se déplacer permirent aux artistes de cirque, déjà habitués à une vie itinérante, de passer plus rapidement d’un pays à l’autre pour aller jouer à l’international, et ce faisant, de croiser leurs expériences à plus courte échéance. Les clowns en particulier, renforcèrent la flagrance de leurs personnages, et leur comique devint de plus en plus universel. Traditionnellement, et jusqu’à la fin du XXe siècle, les artistes de cirque, clowns inclus, sont pour la plupart des artistes issus de famille circassienne ancienne, ayant acquis une expérience professionnelle de père en fils, dans de multiples spécialités, comme l’acrobatie, le trapèze, le jonglage et le dressage. Certains noms de clowns comme Price ou Saunders se retrouvent sur des affiches du XVIIIe siècle.On devenait clown quand on ne pouvait plus “ sauter ”. Mais dès le départ tout artiste de cirque était formé à la danse et à la musique. Sans oublier qu’à partir de 1840 nombre d’écoles de gymnastique se sont ouvertes et ont produit des acrobates de cirque et des cascadeurs d’Opéra, également employés dans les vaudevilles, les variétés … Le mélange de pays d’origine et le décloisonnement des genres étaient tout à fait d’usage…
Ce qui engendra une population artistique riche et variée avec sa langue, sinon son vocabulaire propre. Par exemple les différentes formes d’interventions, dont celles des clowns, portaient chacune un nom : il y eut les reprises comiques entre les exercices équestres, puis les entrées indépendantes, sortes de mini farces inspirées des formats de théâtres de foire, les pantomimes puis les deuxièmes ou troisièmes “ parties ” composées de revues d’inspiration militaire pour aboutir à des finales à thématiques coloniales et exotiques qui regroupaient tous les artistes avec quelques clowns vedettes qui tenaient les rôles principaux. L’appellation “ numéro ” est arrivée lorsque les spectacles de cirque ou de variétés se sont composés d’une longue liste d’attractions plus courtes et de durée plus égale (autour de dix minutes) et l’artiste se voyait attribuer un numéro d’ordre dans le programme. En fin de XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui dans le cirque traditionnel, il y a le plus souvent une douzaine de numéros…
Plus particulièrement, les numéros de clowns avaient une durée d’un quart d’heure à vingt minutes, exception faite des grands solistes vedettes tels que Charlie Rivel, Grock, Charlie Caroli ou encore Popov qui prenaient toute la deuxième partie de programme ou au moins une quarantaine de minutes.
L’élan de créativité s’essouffla par deux fois pour le cirque au cours du XXe siècle, pendant les guerres mondiales. Tout comme le reste du monde mais avec une difficulté supplémentaire : les clowns et artistes de cirque avaient au sein même de leurs propres familles, des membres de nationalités “ennemies” car nés dans différents pays, ce qui les obligea à créer un univers plus fermé de peur de ne pas être compris “ à l’extérieur ”. Il fallait se tenir à l’écart des tumultes afin de protéger les siens. Avant le reste de la société européenne, les artistes de cirque s’étaient métissés, créant des tribus dont la seule nation commune était le cirque, et désormais ils ne transmettaient leur savoir qu’en vase clos. Cela contribua grandement au manque d’actualité et de renouvellement qui définissaient de plus en plus le cirque traditionnel, clowns inclus, les deux générations suivantes. Dans les années 1950 et 1960, il y eut certes de grands spectacles de cirque aux numéros magnifiques, avec des clowns de renommées mondiales (pour la plupart déjà anciens). … Mais on y reproduisait sans cesse, parfois en les améliorant, parfois en les détériorant, les recettes des aînés sans toutefois comprendre qu’il fallait tout “ recommencer ” tellement le reste du monde avait changé. Beaucoup de Cirques firent faillite, d’autres vivotaient tant bien que mal… souvent en augmentant le nombre de représentations pour faire des entrées supplémentaires, au détriment des artistes qui ne trouvaient plus le temps de créer des nouveautés. C’était le serpent qui se mordait la queue. Vers le début des années 1970, de nouvelles écoles de cirque émergèrent d’abord en France, puis dans tout l’occident, s’inspirant de ce qui s’était fait, pour des raisons politiques, 50 ans plus tôt dans les pays de l'Est (Moscou, Budapest notamment) … Ces écoles, contrairement aux cirques traditionnels, furent rapidement subventionnées par l’état. Elles avaient à l’origine fait appel aux artistes des cirques traditionnels pour dispenser les cours. Mais très vite des professeurs de gymnastique et de théâtre les remplacèrent, apportant un autre esprit quasi en contradiction avec les méthodes des anciens de la tradition. Ce nouvel enseignement fut comme une rupture avec le passé du cirque. Des écoles de mimes et de clowns se développèrent aussi “ à part ”, bien souvent guidées par des acteurs ou des auteurs ou des metteurs en scène de théâtre … On réinventait tout.
Aujourd’hui la transmission de l’art clownesque s’effectue également beaucoup par stages, donnés par différents professionnels issus d’expériences diverses. Sans public les stagiaires sont à la fois acteurs, témoins et juges, selon l’instant, du travail en cours. Une autre forme de vase clos dont ils doivent sortir à leur tour. Toutefois le cirque traditionnel se modernise de son côté, s’ouvrant petit à petit aux nouveaux artistes formés hors du cercle familial. Ce processus est toujours en cours. On trouve de plus en plus de numéros de clowns modernes dans des cirques modernisés. Mais le genre cirque est en train d’éclater en de multiples branches différentes, entraînant une nouvelle errance du clown. Il y a par exemple le cirque contemporain, quasi mono disciplinaire, où le clown n’a pas de place mais où l’un des artistes de la compagnie tient “ en plus ” le rôle de comique. Peut-être qu’une des plus grandes différences entre le cirque (et ses artistes) d’hier et ceux d’aujourd’hui se comprend le mieux par son vocabulaire. Aucun clown n’aurait parlé de jouer au cirque, il disait qu’il travaillait, et pour décrire son jeu, il employait l’expression “ faire semblant ”. Depuis l’intervention de metteurs en scène ou en piste, en lieu et place des régisseurs d’autrefois, le nouveau clown se ressent plutôt comme interprète, même si c’est de son propre personnage. Les anciens clowns ne se posaient même pas la question, ils devenaient ce qu’ils étaient, dirigés par leurs publics. En s’émancipant de leur berceau traditionnel, de gré ou de force, les clowns contemporains n’ont plus d’abri en propre et leur champ d’expression a dû s’élargir à la rue et au théâtre où une poignée de clowns a fait une carrière unique et originale, ou encore à l’hôpital où il s’agit moins de jouer dans des conditions de spectacles, mais d’animer individuellement des personnes mal en point pour leur (re)donner de l’énergie et du rêve. C’est un bouleversement de rôle depuis plus d’une génération. Par ailleurs le clown contemporain connaît différents destins selon les pays. En France où il est plutôt affilié à l’Auguste par son nez rouge, il joue en solo ou en compagnie, des spectacles entiers de plus d’une heure, et ne recherche plus seulement le rire. Ailleurs, ce modèle n’existe pas ou pas encore mais différents nouveaux personnages avec ou sans nez endossent toujours la responsabilité de la fonction première du clown : “ l’être drôle ”. L’histoire du clown contemporain, hors du cirque, ne fait que commencer …